Je les ai entendus dire beaucoup de choses atroces sur la jeunesse de mon pays. Nous étions tous réunis, comme égaux, chacun portant la couleur de ses origines et le drapeau de sa nationalité. Dans cette pièce, nous étions censés être tous égaux, comme le veulent tous ces principes humanitaires mis en avant ces derniers temps. Dans nos discussions, nous pensions avoir tous le droit de nous exprimer et de partager. Cependant, parfois le cœur déborde et la bouche fait suinter des choses horribles, horribles pourtant des pires vérités, qui nous rappellent que le monde est injuste et que parfois ces principes existent pour couvrir les apparences et vendre une image idéale de ce que l’on veut transmettre ou faire croire. Parfois, la liberté d’expression oublie ses limites et permet à certaines langues de dévoiler leurs vraies perceptions et leurs opinions, souvent contraires à ce qu’elles prônent publiquement, au moment où la liberté d’expression est encore sur ses gardes.
Dans cette pièce, quand les cœurs ont débordé et que les esprits se sont pensés tellement libres et peut-être supérieurs à moi et à tous les fils et filles de mon pays, ils m’ont regardé et m’ont dit que la jeunesse de mon pays n’avait pas d’avenir, ils m’ont dit que la jeunesse de mon pays était paresseuse, aimait les facilités. Je n’avais peut-être pas atteint le même niveau de liberté d’expression qu’eux, mais ces propos ? Ces propos ne sont-ils pas suffisants à faire déborder un cœur ? Débordé ou peut-être explosé, mon cœur s’exprime : tristement, avec audace mais en silence. Mon esprit, sans s’agiter, veut comprendre les raisons de ces conclusions si choquantes. Ils disent que nous sommes rares, à être comme moi, à avoir ce privilège qu’ils supposent que j’ai. Ils ajoutent que nous sommes tellement rares qu’ils ne pensent pas que ce sera suffisant pour assurer l’avenir de tous ces jeunes. Qu’est-ce qu’ils savent de cette jeunesse à part ce qu’ils lisent dans les médias ? Qu’est-ce qu’ils savent de cette jeunesse à part ce qu’ils lisent dans les rapports ? Qu’est-ce qu’ils savent de cette jeunesse à part ce qu’ils entendent de leur orgueil ? Cette jeunesse, c’est ma marque, c’est mon peuple, c’est mon quotidien, c’est mon environnement, c’est mon crédo. Je représente cette jeunesse et je crois en cette jeunesse.
Ils disent que les jeunes de mon pays n’ont pas d’ambitions. Mais de quelle jeunesse parle-t-on ? J’aimerais leur dire tout ce que cette jeunesse endure, j’aimerais leur dire tout ce que cette jeunesse traverse et pourtant elle est là, abattue mais pleine d’énergie, meurtrie mais transmettant aussi la vie. Une jeunesse faite de jeunes nés et grandis dans la guerre.
Ils ont dit que la jeunesse de mon pays n’accomplit rien. De quelle jeunesse parlent-ils ? Une jeunesse qui a du mal à accéder à l’éducation ? Environ 26,7% des enfants âgés de 6 à 11 ans ne sont pas scolarisés, 7,6 millions d’enfants âgés de 5 à 17 ans sont toujours hors du système scolaire. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le rapport de l’Unicef qui fait ce constat. Mais si je fais mon propre constat, si les enfants du pays faisaient leur propre analyse, si les parents levaient leur voix, c’est pire.
Jeunesse, oui, mais quelle jeunesse ? Une jeunesse qui naît d’une enfance condamnée ? Condamnée au vagabondage, condamnée à la misère, condamnée à la guerre, condamnée à l’analphabétisme, condamnée à la délinquance, condamnée dès la genèse à toutes sortes de maux et de misères ?
De quelle jeunesse on parle ? Puisque nos enfants sont condamnés, condamnés à la rue parce qu’il n’y a qu’elle pour les accueillir, condamnés à la violence parce qu’il n’y a qu’elle pour les encadrer, condamnés aux abus, parce qu’il n’y a aucune protection, aucune justice, aucune garantie, condamnés à de mauvaises pratiques parce qu’il n’y a pas d’écoles dans nos villages ou parce que nous sommes contraints de fuir de village en village par peur d’attraper une balle ou carrément par instinct de survie parce qu’à un certain moment, la mort s’avère salutaire.
De quelle jeunesse parle-t-on ? Lorsque nos enfants sont victimes de violences sexuelles et de grossesses précoces à cause de tous ces adultes mal instruits, eux-mêmes victimes du système qui favorise tous les malheurs dont nos enfants sont victimes ? Lorsque nous sommes trahis par ceux qui sont censés nous protéger et que même étant adultes, nous ressentons une impuissance à contourner le sort de nos fils et filles ? Lorsque la guerre est le quotidien et que la seule lutte reste de pouvoir rester en vie ou de garder les siens en vie ? Lorsque mettre un truc sous la dent est une grande action de grâce, résultat d’un dur labeur incertain de pouvoir apporter un quelconque revenu ? Lorsque les problèmes de santé ne constituent même plus un problème parce qu’il existe des problèmes plus importants comme échapper à l’insécurité, à un viol, à une machette ou à un coup de balle ?
Jeunesse, mais quelle jeunesse ? Une jeunesse exclue du marché du travail ? De quel marché du travail parle-t-on lorsque nous n’avons même pas la base pour compétir ? De quel marché du travail parle-t-on sans une préparation en amont pour aider cette jeunesse ? De quel marché du travail parle-t-on quand les investisseurs ont peur de mettre leurs efforts dans une zone ravagée par la guerre ? De quel marché du travail parle-t-on lorsque les acteurs locaux qui essaient de créer de l’emploi sont tracassés et finissent par être réduits à néant ou d’amener leurs initiatives ailleurs ? Les statistiques disent qu’en 2024, le taux de chômage des jeunes âgés de 15 à 24 ans en République Démocratique du Congo est estimé à 19,5% ; mais si nous regardons autour de nous, c’est pire. Combien ont accès à un travail décent ? Combien sont en mesure de répondre à leurs besoins de base avec leur revenu ? Combien peuvent même se permettre de penser à ce privilège ? Parce que oui, même si le travail signifie nos efforts et le revenu notre droit ; avoir un travail reste un privilège, un rêve que même certains ne peuvent pas se permettre. Et déjà, quel rêve peut-il subsister lorsque la vie est menacée au quotidien ? Quelles ambitions peuvent rester quand rien n’est certain ?
Jeunesse, mais quelle jeunesse ? Une jeunesse condamnée à l’incertitude ! L’incertitude du lendemain, l’incertitude de se réveiller, l’incertitude d’être là demain. Quel projet peut-on être en mesure de faire dans des contextes comme ça ?
La jeunesse de mon peuple, c’est une jeunesse emprisonnée, emprisonnée dans les idéaux théoriques, emprisonnée dans un espoir vain.
La jeunesse de mon peuple, c’est une jeunesse manipulée. N’ayant pas d’autres options pour dépenser et orienter son énergie utilement, elle se considère chanceuse de pouvoir participer à une cause. Mais cette cause, elle n’est pas pure, elle empire même notre situation. Et finalement ? Voici : une jeunesse, témoin et victime d’injustice, une jeunesse, témoin et victime de discrimination, une jeunesse, témoin et victime de corruption, une jeunesse, témoin et victime des manipulations politiques, une jeunesse créée et encadrée par ceux qui savent qu’un jour, elle servira leurs intérêts au prix de sa propre vie. Une jeunesse entretenue par ceux qui usent de leur pouvoir d’une manière égoïste pour créer des catastrophes qui bénéficient leurs affaires. Une jeunesse pleine des jeunes manipulés qui risquent pour ce qui ne vaut pas la peine au prix de leur propre sang sans tenir compte de la douleur que cela fera dans leur rang.
Jeunesse, oui, dans mon pays, la terre de Lumumba, environ 62,71% de la population de la RDC a moins de 25 ans. Oui, mais quelle jeunesse ? Une jeunesse, spectatrice des violences ? Une jeunesse abandonnée à son propre sort, une jeunesse oubliée, …
Pourtant, à voir ses efforts, en dépit du trou où elle a été jetée, cette jeunesse porte espoir. Cette jeunesse meurtrie et traumatisée est résiliente. Cette jeunesse n’a pas laissé la guerre l’étouffer. Cette jeunesse n’a pas laissé la misère la définir. Cette jeunesse ose encore, cette jeunesse se bat, cette jeunesse a des initiatives.
Je les ai entendus dire que la jeunesse de mon peuple était oisive. Non, cette jeunesse se bat jour et nuit. Cette jeunesse ne laisse pas ses blessures constituer un frein sur son chemin. Cette jeunesse continue la bataille en dépit de tout. Cette jeunesse oublie même qu’elle est blessée, qu’elle saigne et se bat au-delà de toute attente.
Je les ai entendus dire que la jeunesse de mon peuple n’avait pas d’avenir. Je me suis sentie poignardée, mon cœur a fendu en deux et de ce sang chaud qui y a coulé, j’aimerais écrire au monde, à l’encre rouge, symbole de ma douleur et de tout mon peuple, que les jeunes gens de mon pays essaient, essaient chaque jour et que leur avenir sera meilleur que ce présent.
J’aimerais dire à tous ceux qui utilisent la guerre, la misère, la malnutrition, le non-accès à l’éducation, aux services de santé, etc., comme mesure de la qualité du futur de cette jeunesse, qu'ils se trompent. Certes, les statistiques montrent qu’il y a encore beaucoup à faire, mais cette jeunesse est solidaire. Cette jeunesse lutte comme un seul corps. Cette jeunesse est charitable. Cette jeunesse est redevable et, à cause de ces vertus, même s’il n’existe qu’un seul jeune qui parvient à s’en sortir ; même s’il n’existe qu’un seul jeune qui parvient à accéder à l’éducation, même s’il s’agit d’un seul jeune qui parvient à accéder aux opportunités, aussi minime que soit le pourcentage, cela est un grand espoir pour cette jeunesse.
Cette guerre qui meurtrit les fils et les filles de l’est sera terminée par les filles et les fils de l’est. Ces misères qui caractérisent la vie de ces jeunes seront supprimées par les jeunes de ce pays. Ces souffrances qui peignent les visages de ces jeunes seront effacées par les jeunes. Je crois en cette jeunesse en dépit de tout. Je crois en l’éveil de cette jeunesse et des transformations que cela est en mesure de produire pour mon pays. Je crois en un avenir meilleur et cet avenir est possible avec cette jeunesse. La jeunesse de mon pays n’est pas cette image négative qu’on essaie de vendre. La jeunesse de mon pays est forte, résiliente, très ambitieuse, tellement courageuse que rien ne pourra l’arrêter. La jeunesse de mon pays, la jeunesse de l’est de mon pays, fait du mieux qu’elle peut pour redorer l’image de mon pays. Cette jeunesse mérite les encouragements et non les insultes. Cette jeunesse mérite l’encadrement et le soutien, non les préjugés. Cette jeunesse vous montrera un jour que j’avais raison. “Rien n'est trop difficile pour la jeunesse”, disait Socrate, nous allons y arriver.
Brianca O. BUHORO.
Photo : Harmonie Buhendwa